Une jeunesse allemande – entretien avec Jean-Gabriel Périot

 

Pour le thème « Résister » de ce mois-ci, nous avons rencontré Jean-Gabriel Périot. Auteur de courts métrages remarqués auxquels la Cinémathèque française a récemment consacré une soirée, le réalisateur a rencontré en 2015 un succès public et critique mérité pour son premier long métrage, Une jeunesse allemande.

Une jeunesse allemande – bâtit principalement sur des images d’archives de télévision inédites en France et des extraits de films militants des années 60-70 – dresse le portrait nuancé d’un groupe de jeunes gens (connus en France sous le nom de Fraction de l’armée rouge, RAF ou encore Bande à Baader) passés du militantisme à la lutte armée pendant les années de plomb en Allemagne.

A l’heure où les reconduites successives de l’État d’urgence ne font l’objet de presque aucun débat dans les médias, le film pose des questions essentielles sur les fondements d’un État de droit, la violence politique, la (dé)construction des luttes par l’image et les différentes formes de résistances. Dans cet entretien publié en deux parties, Jean-Gabriel Périot revient avec nous sur son travail, son rapport au cinéma politique et évoque ses projets en cours.

 

« Ces images permettaient de questionner le passage à l’acte mais aussi les enjeux de la résistance, du terrorisme et de son utilisation parfois opportuniste par l’État. »

Comment vous est venue l’idée de travailler sur la RAF ?

À cause de la singularité de cette histoire-là. C’est à ma connaissance le seul groupe dont les membres ont laissé autant d’images d’eux avant leur passage à la lutte armée. Une partie d’entre eux a fabriqué des images en tant que réalisateurs, photographes, journalistes, d’autres intervenaient régulièrement à la télévision allemande. Ces images permettaient de questionner le passage à l’acte mais aussi les enjeux de la résistance, du terrorisme et de son utilisation parfois opportuniste par l’État… Elles me permettaient également de poser la question de la représentation, de comment on raconte l’histoire. J’ai fait ce film sur la RAF uniquement pour ça. Je ne connaissais pas l’Allemagne et assez mal la RAF.

A quel moment avez-vous vu les films de Meinhof (Ulrike Meinhof, journaliste et membre fondatrice de la RAF, ndlr) et de Meins (Holger Meins, membre fondateur de la RAF passé par l’académie du cinéma de Berlin, ndrl) ?


Après avoir commencé le travail du film ! J’avais tout d’abord vu L’Allemagne en automne, le film collectif qui venait d’être réédité en France et qui m’avait assez impressionné, puis j’ai entrepris quelques recherches, lu les livres accessibles sur la RAF. Ce qu’on apprend assez vite par ces lectures c’est qu’Ulrike Meinhof était journaliste, qu’elle passait à la télé. Ça m’a donné envie d’en savoir un peu plus. Il y avait très peu de choses sur internet, à part un extrait de 30 secondes avec Meinhof sur fond noir que j’utilise dans mon film. Cet extrait est très court mais suffit à défaire totalement l’image qu’on projette sur quelqu’un que l’on considère comme un « terroriste ». Quand on ne connaît rien à cette histoire et vu d’aujourd’hui, la RAF n’est qu’un mouvement révolutionnaire, voire un groupe « terroriste » des années 70. Quand j’ai vu cette vidéo, je me suis dit : « Oh là ! C’est plus complexe que ça ! ». Tout le travail du film a consisté à chercher d’autres extraits de leurs passages télé. 90 à 95 % des images d’Une jeunesse allemande sont totalement inédites ! D’une certaine manière, il fallait faire le film pour pouvoir retrouver ces images.

Comment avez-vous eu accès à toutes ces images ?


Beaucoup d’images proviennent des télévisions allemandes. Ce qui était compliqué, c’est qu’en Allemagne de l’Ouest, à cette époque, il y avait déjà une dizaine de chaînes de télé, tandis qu’en France on avait l’ORTF, deux chaînes très centralisées. Les Allemands ont bien des archives nationales qui recueillent les archives de toutes leurs administrations. Mais en Allemagne, c’est un chantier incroyable, ils n’ont ni les moyens financiers, ni les moyens humains ou les compétences pour réaliser ce travail d’indexation. Quand on les a rencontrés, ils étaient en train d’archiver les documents des années 80 ! La France au contraire est un pays d’archive, on conserve le moindre bout de papier depuis longtemps. Pour retrouver ces films sans référencement, il a fallu faire un travail d’historien. Certains films ont malheureusement totalement disparu. D’autres archives sont également très fragmentaires. Par exemple, lors de la première campagne d’attentats de la RAF, les événements passent en boucle à la télé, un peu comme aujourd’hui. Ce qu’on voit dans mon film, c’est tout ce qu’il en reste aujourd’hui. Sur des heures d’émission, il reste une minute trente ! C’est étonnant.

Dans les courts métrages que vous avez réalisés avant Une jeunesse allemande, vous utilisez des images amateur prises sur le vif… L’utilisation d’images des télévisions pour votre long-métrage a-t-elle eu un coût ? On voit aussi que vous avez utilisé des images de Zabriskie Point d’Antonioni…

Tout dépend du cadre de production dans lequel on fait le film. Pour mes courts métrages, je travaille souvent avec des banques de données libres de droits. Parfois, principalement pour mes films les plus engagés, je les vole. Dans le court métrage, on est dans une « non-économie ». Un ayant droit pourrait porter plainte, je pourrais lui donner tout ce que j’ai gagné, ça lui coûtera plus cher en avocat. En revanche pour une production « normale », c’est-à-dire produit dans les règles de l’art et surtout financé, comme avec Une jeunesse allemande, on est obligé d’acheter les images. Pour un long métrage destiné à passer en salle, à être diffusé à la télévision de manière très officielle, on doit avoir tous les droits sur les archives utilisées, on ne peut pas faire d’impasse. Évidemment, ce sont les extraits de films de fictions qui coûtent le plus cher. Zabriskie Point, ce sont les images les plus chères de tout le film, c’est inabordable… (rires).

Vous avez quand même choisi de mettre cet extrait dans votre film.

Pour moi, c’était une pièce très importante dans la construction du film. J’ai pu l’avoir simplement parce que le budget me l’a permis.

Une jeunesse allemande prend comme sujet la RAF. Quel est votre rapport à l’histoire ? Est-ce que vous avez la volonté de raconter une contre-histoire, et particulièrement aujourd’hui avec ce retour de tous ces discours sur l’identité nationale par exemple ?


Personnellement, il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas dans les événements contemporains. Et l’histoire m’aide à comprendre. On peut retracer la généalogie de certaines idées, de certains mouvements… Concernant mon travail, l’histoire me permet de parler métaphoriquement de ce qui se passe aujourd’hui. Quand on lit un livre sur la RAF, plein de choses font échos au présent. Ces échos ne sont pas toujours très clairs mais on peut quand même se dire : « En fait Bush, il a rien inventé ! Y avait déjà Helmut Schmidt avant ! » (rires). Certaines choses, certains processus peuvent se répéter. Passer par le passé me permet d’interroger le présent. Si on prend la question du terrorisme dans Une jeunesse allemande, l’avantage de travailler sur les années soixante-dix c’est qu’il y a eu tellement de travaux d’historiens, de penseurs, d’intellectuels et d’artistes qui ont réfléchi à cette histoire, qu’ils l’ont contextualisée, qu’on a suffisamment d’éléments. Si on est curieux, on arrive au moins à comprendre quelque chose de leur passage à l’acte… On peut essayer de réfléchir aujourd’hui aux attentats du 13 novembre, mais il n’y a pas encore assez de recul, on est totalement démuni. Il y a déjà deux, trois livres mais leurs auteurs sont encore dans la violence du présent. Cette histoire-là n’est pas révolue, alors que celle de la RAF l’est en partie

C’est un geste assez fort de recentrer sur Ulrike Meinhof alors que l’histoire officielle, en tout cas en France, ne retient que Baader.

C’est circonstanciel : elle est la plus connue d’entre tous avant que le groupe ne soit fondé. Elle évolue dans les milieux de gauche et connaît tout le monde dont certains des plus grands importants politiques et intellectuels d’alors. Elle a écrit dans les plus grands journaux, travaille à la radio, à la télévision… Elle occupe une place singulière. De plus, elle commence à travailler plus tôt que les autres. C’est aussi celle qui continuera à passer à la télévision jusqu’au dernier moment. Une fois que la RAF est fondée, elle deviendra le porte-parole du groupe. En Allemagne de l’Ouest, c’est elle que l’on met en avant quand on parle de la RAF, particulièrement à la télévision. En France, et c’est très singulier, on a un jeu de mot entre la Bande à Bonnot et la Bande à Baader. On est le seul pays du monde à dire la Bande à Baader ! Pour les Allemands, le chef intellectuel du groupe c’est elle, alors que l’action c’est Baader. Sartre a fait une de ses plus grossières erreurs. Il est allé à Stuttgart pour rencontrer Baader en 1975, il est alors accompagné de Daniel Cohn-Bendit. Les journalistes allemands sont tous là parce que Sartre est quelqu’un d’important. Il leurs dit que Baader est un idiot ou quelque chose comme ça. Un journaliste lui demande : « Mais pourquoi vous n’êtes pas allés voir Meinhof ? » (rires). Sartre leur répond qu’on dit bien « la bande à Baader » et pas « la bande à Meinhof ». Les journalistes allemands sont consternés.

Le traitement des images dans vos courts métrages et dans le long métrage n’est pas tout à fait le même. Dans The Devil, votre court sur les Black Panthers, il y a une esthétisation, des effets de sample qu’on ne retrouve pas dans Une jeunesse allemande. Comment on montre des images comme celles-là ? Est-ce que vous n’avez pas peur de romantiser Baader et Meinhof qui sont très télégéniques par ailleurs ?


Dans mes courts métrages, je n’analyse pas les images dans leur contexte. Ce qui m’intéresse dans ces films, c’est la « masse ». Comment un même événement est présenté sous différents points de vue. Pour Une jeunesse allemande, c’est très différent. Dans ce film, ce sont les différentes stratégies de langages qui m’intéressent. Mes autres films sont essentiellement composés d’images muettes à l’exception de The Devil qui finit par des discours. Ce qui m’intéressait dans le projet sur la RAF, c’était comment ses fondateurs se racontaient eux-mêmes le monde dans lequel ils vivaient, et comment les politiciens les ont racontés et comment ils ont réagi. Au-delà des langages parlés, je voulais questionner les différents langages audiovisuels et pour cela il fallait que j’utilise des extraits représentatifs. Par exemple, Zabriskie Point est un film partageant en partie les aspirations des fondateurs de la RAF, qui s’exprime depuis Hollywood, en scope et en couleur. Il fallait que les extraits soient longs, forcément ça m’a poussé à faire un long métrage. Je n’ai pas fait Une jeunesse allemande parce que je voulais que ce soit un long métrage, c’est simplement que ce sujet appelait ce type de format. Il y a quand même un point commun entre tous mes films d’archives courts ou long : la forme provient à la fois des archives et de la manière dont je les regarde. Il y a une série de courts, très doux, très lents, presque fantomatiques, qui sont des films sur l’histoire et la destruction. Par contre, sur des sujets plus politiques, je fais des petits films d’agit-prop, des petits films-tracts qui peuvent aller partout, autant dans des festivals qu’à la télévision ou sur internet, mais aussi dans le milieu militant.

Ce n’est pas seulement leur image, c’est aussi la qualité de leurs films qui nous surprend. Le court-métrage avec le drapeau rouge dans les rues de Berlin, il est génial.


C’est évidemment un des points d’achoppement. On a tellement une image du passage à l’acte comme réservé à des gens soit désespérés, soit malades mentaux, soit né violents. Les fondateurs de la RAF sont des hommes et des femmes très intégrés qui ont accès aux médias et savent très bien les utiliser. Quand Meinhof passe à la télé pour dire qu’ils n’ont pas la parole, elle le dit, sans se rendre compte de la contradiction, en prime temps pendant une heure…

Il y a un film de Meins que vous montrez dans Une jeunesse allemande. On y voit la garde montée charger les étudiants et qui ressemble énormément à un de vos courts métrages. On imagine que ce film vous l’avez vu après avoir réalisé votre court.


Évidement. Par chance, on ne peut pas avoir tout vu, sinon, on ne pourrait rien entreprendre. Par exemple, avant de réaliser mes propres films je n’avais pas vu ceux de Santiago Alvarez, un cubain malheureusement trop peu connu. À la révolution cubaine, il a été nommé la cinémathèque de Cuba qui produisait notamment les newsreels, les actualités filmées qu’on passait dans les salles de cinéma. Alvarez en a la responsabilité mais il n’était absolument pas réalisateur. Des stocks d’images lui arrivent du monde entier, et lui, il monte simplement tout ça. Ses films ressemblent aux miens, mais ils ont quarante d’avance et sont virtuoses ! Son film Now, sur les droits civiques, quelle beauté ! Aujourd’hui quand on le voit, c’est sidérant. Quand on est dans les films de revendication, on est sur des principes d’énergie. C’est à dire qu’il faut montrer la violence pour ce qu’elle est, dans un rythme pur, cassé. Il faut aussi amener de la sensibilité, du beau, on est sur des registres presque poétiques pour faire des films politiques. Cependant, d’autres films politiques sont des films de réflexion et d’analyse, ce sont différentes stratégies. En tout cas concernant le cinéma d’agitation, il faut que l’on sorte de ces films avec de l’énergie, avec un peu l’envie d’en découdre ! Les montages sont donc très affirmatifs, ils ne s’encombrent pas de travail dialectique, à l’inverse d’Une jeunesse allemande qui est un film dialectique.

On a le sentiment qu’Une jeunesse allemande est sorti au moment où il fallait. En le voyant on était assez sidéré de voir que ces débats sur l’État de droit avaient eu lieu en Allemagne et pas du tout sur des questions liées à des mouvances islamistes radicales. En 2015, Une jeunesse allemande était sans doute le film qui faisait le plus réfléchir aux événements dont nous étions témoins. Avec vos films, et contrairement à ce qui a pu être écrit par certains, on est pas du tout dans un rapport nostalgique aux images de cette époque.


Il peut y avoir des points de nostalgie dans le film. Par instants, on sent l’énergie de cette époque et, selon sa sensibilité politique, elle peut nous emporter. Quand je voit les images de 68, je ressens une pointe de jalousie, c’est un peu la même chose pour les années avant la fondation de la RAF. Pour moi c’est la différence entre mon film et un documentaire télévisé, lui va forclore l’événement dans le passé alors que je le ramène au présent.

La violence est une question qui vous intéresse. Un documentaire de télévision sur la RAF ne dirait jamais que Schleyer, qu’ils ont assassiné, n’était pas seulement le patron du Medef allemand mais aussi un ancien SS. On aurait peut-être même eu droit à un mot de Gattaz face caméra avec la lèvre tremblante : « Regardez ces salauds, ils l’ont tué ! ». En voyant le film, on se dit : « Pourquoi ont-il tué des ouvriers dans des attentats plutôt que de continuer à cibler certaines personnalités ? ». Avec ce tournant, la violence prend un autre sens.


Il y a là quelque chose qui a radicalement changé avec l’époque. Aujourd’hui, la violence est vraiment désapprouvée sans exception. Une chemise arrachée, c’est devenu simplement impossible. Il me semble qu’on n’arrive plus à ne penser la violence autrement qu’en termes de morale. « La violence, ce n’est pas bien ! ». Pour autant, on a bien intégré le fait que l’État a lui droit à la violence, droit de faire la guerre, droit de taper sur des manifestants… Mais on n’a pas le droit, nous, de réagir à ça. Si nous pensons la violence seulement d’un point de vue moral, ça n’a pas toujours été le cas. Dans les années soixante-dix, la question de la violence se posait notamment en termes d’efficacité. On le voit très bien avec la RAF. Organiser une action violence dans tel ou tel contexte, est-ce que ça peut être utile ou pas ? Les membres de la RAF sont des militants en guerre contre les États-Unis, ils mettent donc des bombes dans des quartiers américains. Ces attentats en particulier n’ont pas été unanimement condamnés, pour certains ils faisaient sens dans le cadre de la guerre du Vietnam. Mais la même semaine, il y a l’attente contre les éditions de presse Springer, la bombe est placée dans une salle où se trouvaient des ouvriers… On ne peut évidemment pas les exonérer des erreurs qu’ils ont commises. Mais c’est vrai qu’une des différences entre ces années-là et aujourd’hui, c’est qu’ils ne faisaient pas semblant de croire qu’il pourrait y avoir des changements positifs sans violences. Ce qui nous piège nous, c’est qu’on ne veut pas du tout utiliser quoique ce soit qui relèverait de la violence, aussi peu radicale soit-elle. Et donc évidemment, on ne sait pas comment on peut changer le monde, au mieux on attend chaque prochaine élection… La barre de ce qui est ou pas radical est aujourd’hui très très basse, quand on arrache une chemise à un DRH, on va en taule !

Outre la violence d’État, il y a une forme radicale de violence de la part des politiques et des entreprises qu’on identifie plus du tout comme de la violence.


Non, c’est caché sous une couverture de rationalité économique ou gestionnaire. Moi je ne suis pas contre la violence faite aux biens. S’il y a des mouvements pour vider les supermarchés et filer la nourriture aux pauvres, ça me va très bien. On considérerait ça aujourd’hui comme un acte de guerre anticapitaliste alors ce n’est que justice.

 

« Aujourd’hui, on a besoin d’œuvres politiques alors qu’il n’y a pas si longtemps, on n’en voulait plus. »

Comment est née votre envie de faire des films engagés ?

Depuis gamin, j’ai toujours voulu faire des films. J’ai commencé par être monteur pendant pas mal d’années. Ce qui m’a fait franchir le pas de la réalisation, c’est qu’en tant que spectateur, je ne me retrouvais pas complètement dans le cinéma contemporain. Je regardais beaucoup de films des années 70 ou des films russes des années 20. Au début des années 2000, il y a eu une mode dans la critique, notamment dans l’art contemporain, tout était politique, alors qu’évidemment non. Mais c’était comme s’il ne pouvait pas exister d’œuvre ou de film intéressant sans qu’il soit « politique ». Du coup, ça ne voulait plus rien dire. Dès qu’une œuvre titillait le spectateur, on disait « Ah, c’est politique ! ». Il y avait toujours des films prônant une cause, mais c’était souvent techniquement amateur et pour moi, le cinéma c’est du fond et de la forme. À un moment, je me suis dit : « Au lieu de te plaindre, tu n’as qu’à t’y mettre ! ». Aujourd’hui, on a besoin d’œuvres politiques alors qu’il n’y a pas si longtemps, on n’en voulait plus. A mes débuts, j’entendais souvent : « C’est tellement facile de faire des films politiques ! » (rires). Le meilleur exemple de ce retour du politique, c’est le monde de l’édition. Il y a beaucoup de petits et moyens éditeurs qui publient des livres très politiques qui semblent bien se vendre ; ça n’existait plus il y a 20 ans.

Pour l’édition, c’est vraiment 95 qui fait que quelque chose d’important se crée, et ça dure jusque maintenant, avec les éditions Agone ou La Fabrique… C’était lié à l’actualité sociale, et à la légitimité retrouvée de la volonté révolutionnaire… Vous avez senti le même mouvement dans le cinéma ?

Le cinéma est toujours très en retard ! Probablement à cause de l’argent nécessaire… Surtout que les financeurs du cinéma, privés comme publics, ne sont pas les plus engagés, et rarement vers la gauche. Il n’y a plus de coopératives comme dans les années 60 qui permettaient de faire des films avec une petite économie. Les choses sont en train de changer en ce moment, le prix des caméras professionnelles et de la post-production a baissé. Il y a d’ailleurs de plus en plus de films engagés politiquement, notamment dans le documentaire. Au début des années 2000, il fallait tourner en DV si on voulait faire ce type de films. On pouvait travailler mais le problème est que la qualité de ces caméras était très mauvaise, les films tournés ainsi avaient un aspect toujours « amateur ». Si on voulait faire un film qui soit techniquement abouti, il fallait tourner en pellicule, ce qui était souvent inabordable. Personnellement, je n’en ai pas trop pâti, je travaillais déjà avec des archives. Ça me permettait de réaliser des films d’une qualité technique professionnelle. Aujourd’hui le fait qu’un film comme Une jeunesse allemande puisse être financé avec des fonds publics et des télés marque qu’il s’est bien passé quelque chose. Je pense que si j’avais essayé de faire Une jeunesse allemande au milieu des années 2000, le projet ne serait jamais passé en commission. C’était impossible à produire. Ceux qui décident de l’attribution des subventions, les décideurs du cinéma, sont souvent des gens de bonnes familles, d’extrême centre-gauche pourrait-on dire. Ils défendent généralement des films non pas engagés ou politiques mais qui possèdent cette petite fibre sociale qui fait qu’il donne la sensation de s’intéresser aux difficultés du monde. Cela est valable autant pour le long que pour le court-métrage. Il y a des milliers de ces films qui raconte la petite misère au quotidien mais qui à la fin résolvent tout avec un petit geste d’amitié (rires). Tout ça ressemble à du mauvais Ken Loach, indépendamment du jugement que l’on peut avoir sur Ken Loach. Parce que Ken Loach… Bref, on sort de ces films et ça ne change rien ! C’est même pire parce qu’on se dit : « J’ai pleuré devant l’histoire de quelqu’un qui a une vie difficile, je suis donc de gauche, j’ai un petit cœur qui bat ! » (rires). Mais on ne va pas aller aider le même mec si on la croise dans la rue… C’est vrai que ça se produit facilement aujourd’hui. Mais c’est à vomir tellement c’est produit.

La mise en fiction de thèmes politiques est plus compliquée, en tous cas plus difficile à traiter que dans un film documentaire.


La fiction est d’abord beaucoup plus chère à produire. Godard est un très bon exemple de ce qui se faisait à l’époque où de riches producteurs faisaient des films commerciaux grâce auxquels ils pouvaient s’offrir des danseuses. Dans le fond, ce qu’ils aimaient, c’était ce type de cinéma, toujours artistiquement et parfois politiquement engagés, qu’ils finançaient avec de l’argent privé. Il n’y avait pas ce système de commissions à passer comme c’est la cas aujourd’hui où on fabrique les films avec de l’argent public. Les producteurs s’engageaient sur un auteur, qu’ils prenaient tel quel, avec son projet. Les commissions à système majoritaire poussent à des formes consensuelles. Un film avec un réel parti pris ne peut pas passer, ou difficilement, dans de telles commissions. On nous dit que « C’est trop si », ou « trop ça ». Seuls les films un peu gris passent.

Ce qui est hallucinant avec Godard quand on y pense, c’est qu’à l’époque, il s’agit d’un des cinéastes les plus reconnus de son temps, et d’un seul coup il passe quinze ans à faire des films militants.


Aujourd’hui, par chance, il y a encore des films de fiction comme Nocturama, que je trouve fascinant. Je ne comprends pas les critiques qu’il a reçues. C’est ce qui m’énerve parfois chez les critiques en ce moment, d’un côté, ils disent qu’il n’y a que des films de merde, ces fameux « films sociaux » mais de l’autre, ils ne comprennent pas un film comme Nocturama. Pour moi c’est un mystère que certains aient pu écrire que c’était juste un film sur le vide, un film sur rien… J’ai l’impression qu’ils n’ont pas vu le film… Vous l’avez vu ?

On l’a vu, et globalement on n’en retire rien.


Je trouve que c’est un film très juste sur son époque. C’est ce qui est difficile avec les films politiques, c’est qu’on n’accepte pas que les films ne parlent pas du politique comme on voudrait qu’ils en parlent, qu’ils n’aient pas le même point de vue que nous. Étonnement, les critiques sont très gentilles avec le cinéma de droite. Par exemple, le nouveau film de Clint Eastwood sort (Sully, ndlr). C’est quand même fou, ce type est d’extrême droite, disons de droite extrême, il fait des films depuis des années. Et on le porte aux nues, il n’y a aucun souci. On parle peu de ce qu’il y a de plus réactionnaire dans ses films les plus politisés et on ne cherche pas ce que raconte ses films qui semblent les moins politisés. Par contre, dès qu’il y a une tentative d’un discours de gauche, comme le film de Bonnello, tout le monde lui tombe dessus. Il fait L’Appolonide, Saint-Laurent, puis il tente un truc, un film sur un groupe de jeunes gens qui posent des bombes contre des choses qu’ils détestent. C’est un film flottant mais justement l’époque est flottante. Il se penche avec ses moyens propres sur des questions contemporaines et en ça, c’est un film politique, qu’on le trouve raté ou pas.

Même si le geste politique au cinéma ne passe pas nécessairement par les dialogues, il y a quand même des choses insensées dans Nocturama, notamment le bref passage avec Adèle Haenel. C’est quand même très gênant d’avoir fait ce film à la manière de son Saint-Laurent.

C’est pourtant intéressant ce cadre, ce grand magasin avec toutes ces marques. Je ne sais pas d’ailleurs pas comment il a fait pour avoir toutes ces autorisations. On n’est pas dans un film d’Haneke qui va tout détruire, ou de Romero quand des zombies arrivent dans un supermarché et détruisent tout. On est dans un monde clinquant, dans un temple du consumérisme dans ce qu’il a de plus terrifiant car de plus désirable. Sauf qu’à la fin du film, après avoir jouer aux riches dans ce grand magasin, ces jeunes gens sont abattus dans ce même décor. Ce lieu de désir n’est en fait qu’un mausolée.

C’est peut-être la seule réussite du film…

Il nous montre un lieu de mort. Et c’est là que sa démarche est honnête. Il fait un film sur une époque qu’il ne comprend pas. Celui-ci est juste en ce sens qu’il est aussi largué que nous face à la politique. On est largué tout autant sur ce que l’on fait et sur comment y advenir. Il semble que notre unique question, est celle de savoir comment survivre au quotidien. Le vide politique de notre époque est justement le sujet de Nocturama. Essayer de faire quelque chose, mais quoi ? C’est bien ce que tentent les personnages du film, essayer de faire quelque chose.

Votre démarche à vous est très différente. Bonnello dit : « Je ne comprends rien à mon époque. » mais ne cherche pas à la comprendre. Vous, au contraire, vous cherchez à puiser dans le passé pour donner des clefs de compréhension du présent.

Chacun fait avec ses outils. On ne peut pas attendre la même chose de Bonnello que de moi. On parlait tout à l’heure d’Olivier Assayas, mais on pourrait aussi parler du film de Philippe Garrel sur 68, Les Amants réguliers, avec lequel j’ai aussi du mal. J’aurai préféré qu’il interroge le politique depuis maintenant. Quand on découvre rétrospectivement sur regard sur 68, c’est… compliqué ?

Quels sont les gens dont vous admirez le travail et quels sont ceux qui sont une source d’inspiration ?

Le début du travail de Michael Haneke m’a beaucoup marqué. Je trouve un film comme Le Septième continent d’une grande radicalité ! Pour le coup, c’est un très grand film de fiction qui est politique. C’est un film qui détruit tout, au sens littéral (sourire). Il ne s’intéresse plus aux sujets les plus contemporains. Quand ses films sont arrivés, ils formaient l’un des rares contre-exemples au vide politique du cinéma des années 90. Au-delà de cet exemple de cinéaste précis, mes références sont plutôt dans le passé. Ceci dit, je n’ai pas vraiment de sources d’inspiration. Il y a des œuvres ou des cinéastes que j’admire, mais pour autant, je ne cherche jamais à m’en inspirer. On peut vite tomber dans le copiage quand on commence à s’inspirer. Aujourd’hui, heureusement qu’en France, des cinéastes comme Sylvain George existent. Il a réalisé plusieurs films qui ont pu sortir en salles comme Vers Madrid ou Qu’ils reposent en paix. C’est un réalisateur qui est vraiment dans le réel contemporain. Il réalise des films très maniéristes aux noirs et blancs marqués par exemple. Il fabrique un cinéma vraiment politique, et en tout cas plus directement militant que le mieux. C’est aujourd’hui l’un des rares à faire la jonction entre un cinéma très esthétique et un cinéma militant sur des sujets actuels.

Et des films plus anciens ?


Je resterais toujours très attaché aux avant-gardes russes. Quelqu’un comme Vertov, qui pose que forme et fond sont tout aussi important car l’un est l’autre, reste important à mes yeux. Sinon, j’aime globalement le cinéma des années 60, notamment en France, ou encore avec Alvarez dont nous parlions plus tôt… Ces années-là marquent un moment important du cinéma, qui est alors beaucoup pensé et fabriqué dans son versant politique. Il y avait forcément des comédies ou des films commerciaux mais ce qui reste de ces années-là, c’est avant tout le cinéma politique. Partout, des réalisateurs aux registres pourtant très différents se jettent dans la fabrication de films engagés. Même Zabriskie Point va être produit par la MGM. Ce qui reste mystérieux surtout d’aujourd’hui ! La fin du film montre quand même la société de consommation, dont font partie le cinéma et la MGM, exploser !

Même avec le « Nouvel Hollywood », des films comme Easy Rider...

C’est incroyable Easy Rider. Aux États-Unis, même dans le cinéma de studio, il y a toujours eu plus de films politiques qu’en Europe. D’une certaine manière, les Américains sont politiquement très sûrs d’eux. Même ces dernières années, des films comme V pour Vendetta, c’est totalement incompréhensible que ce soit produit par un studio… C’est un film très cher et aussi anar’ que l’était la bande dessinée. La version filmique reste très hollywoodienne mais le fond du film reste radical… Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que ce personnage de V soit devenu un des étendards des mouvements de contestation à travers la planète entière.

Vous dites que le cinéma politique et militant est peu montré. Curieusement, le vôtre a bénéficié d’une certaine exposition médiatique, a été distribué dans de nombreuses salles. Comment vous expliquez cet engouement pour votre film ?

Il y avait déjà un engouement pour certains de mes courts-métrages, dont les plus ouvertement politiques, dont certains ont pu avoir jusqu’à plus de deux cent sélections en festivals. On a besoin de tous les genres du cinéma, notamment du cinéma politique. Si les programmateurs de festivals montrent des films comme les miens, c’est que le public y est réceptif. Les programmateurs sont aussi et avant tout un public de cinéma. Certains de mes films sont assez radicaux et pourtant ils sont montrés à tour de bras, notamment dans le milieu scolaire… C’est à peu près ce qui s’est passé au moment de la sortie d’Une jeunesse allemande. C’est un film qui a priori répond à des attentes de l’époque. Ce qui est étonnant c’est que ce film a pu être très bien reçu par des spectateurs qui pouvaient avoir des positions politiques très différentes. Par exemple, le film a été très bien reçu par la presse de droite alors que je pensais que j’allais plutôt me faire taper sur les doigts par cette presse là. En fait, ce qui est important dans la fabrication du film politique n’est pas uniquement le sujet mais la manière dont on le traite et dont on s’adresse aux spectateurs. Je respecte ainsi toujours l’intelligence et les propres idées des spectateurs. Dans ce film, il était hors de question de mettre en avant ma propre position ou de faire de grandes déclarations moralistes du type « Le terrorisme c’est mal. » ou « Quand un État démocratique torture des prisonniers c’est mal. » ! J’espère que les spectateurs ressortent du film avec leurs propres opinions, leurs propres réponses aux questions que pose cette histoire. Qu’un film laisse place à des questionnements plutôt que n’impose des réponses est une des manières de justement faire du cinéma politique aujourd’hui. Pour revenir sur Bonnello, c’est justement parce que dans Nocturama il nous laisse seul, sans réponse, face à la violence de ce qu’il nous montre qu’il signe un film politique. Il laisse des vides dans son film qu’il ne cherche pas à combler. Ce qui est totalement à l’opposé de ce que fait la télévision ou le cinéma tout venant, voire même, le cinéma « social ». Je trouve insupportable d’être pris par la main quand je suis devant un film. Le dernier Ken Loach, c’est tellement grossier que c’est plus possible. Il force la tristesse. Je connais trop de gens au chômage pour avoir besoin d’aller au cinéma pour pleurer sur leur pauvre vie. Une jeunesse allemande ne prend pas les spectateurs par la main, il laisse tout ouvert. Et étonnement, c’est justement ça qui rend le film partageable et peut donner l’envie de le partager. Malgré l’aridité de la forme, du sujet, du contenu politique, ce film a été très défendu. C’était franchement inattendu.

Pendant les débats qui ont suivi certaines de vos séances, est-ce que des spectateurs ont émis des critiques ?


Oui, mais ça se résout très vite, avec le service d’ordre (rires). Plus sérieusement, certains spectateurs ont besoin d’être rassurés sur le fait que le film ne prône pas l’action terroriste. Comme le film ne condamne pas directement les actions de la RAF, certains spectateurs croient que j’en fais l’apologie. Dans le même débat d’après projection, je me suis fait engueuler par des spectateurs par ce que j’étais « réactionnaire », le film ne disait pas que les membres de la RAF avaient été « assassinés dans les geôles fascistes de l’État allemand » et par d’autres parce que j’étais un dangereux extrémiste gauchiste faisant l’apologie de la lutte armée et du terrorisme…

Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez en ce moment ? Avez-vous le désir de passer à la fiction ?


Je suis en finition de mon prochain long métrage qui sortira fin août. C’est justement une fiction, sur Hiroshima aujourd’hui et comment son histoire peut encore raisonner. C’est peut-être étrange mais pour moi il n’y a pas de différence fondamentale entre documentaire et fiction. Il s’agit avant tout de raconter des histoires…

 

Hugues Barataud et Vianney Griffaton
Entretien réalisé à Paris, le 24 novembre 2016
Yap Magazine
4 février 2017